Sunday, 2 February 2014

A Kiev, de l'autre côté des barricades, chez les terribles Berkout

« Berkout ». La seule évocation du nom suffit à faire briller de rage ou de crainte les yeux des protestataires qui défient le président ukrainien Viktor Ianoukovitch depuis deux mois. Depuis le début de la crise, et encore plus depuis qu'elle a pris une tournure violente, cette unité d'élite du ministère de l'intérieur, composée de 4 000 à 6 000 hommes, catalyse tout le ressentiment de la contestation.
C'est elle, le 30 novembre, qui a matraqué des étudiants pacifiques et des journalistes, au tout début des manifestations. Elle qui a donné l'assaut contre la place de l'Indépendance le 11 décembre. Elle enfin – mais aussi les Troupes de l'intérieur [l'équivalent des gendarmes mobiles], moins entraînées et composées à 40 % d'appelés – qui est accusée d'exactions lors des affrontements avec les manifestants entre les 19 et 23 janvier : tirs à balles réelles, cocktails Molotov renvoyés, morceaux de métal ajoutés aux grenades assourdissantes, passages àtabac, humiliation de certains manifestants arrêtés…

Allons donc voir ces fameux Berkout. La procédure est finalement assez légère : il suffit de s'adresser au ministère de l'intérieur. Peu de journalistes l'ont fait ; nous nous rendons sur place aux côtés d'une équipe de la télévision citoyenne GromTV.


Des "Berkout". Cette force d'élite du ministère ukrainien de l'intérieur est composée de 4000 à 6000 hommes.

Seulement, il faut pouvoir accéder à ce camp des Berkout que l'on avait pris l'habitude d'observer depuis les barricades de la rue Grouchevski – masse indistincte de casques noirs et de boucliers argentés. Impossible de passer la dernière barricade tenue par les manifestants sur la ligne de front.
Les hommes casqués et sommairement armés qui la tiennent ont pour consigne d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à une provocation. A la moindre étincelle, le fragile cessez-le-feu qu'ils ont consenti pour que les dirigeants de l'opposition tentent de négocier une sortie de crise pourrait vaciller.
Il faut donc contourner le « front », faire le grand tour par la rue Institutska et le parc Marinskiï, puis passer un, deux, trois barrages. Derrière, s'ouvre un paysage surréaliste : celui du quartier gouvernemental comme en état de siège, rempli de camions militaires, de blindés légers, d'hommes en uniforme qui déambulent sur la neige noircie par la fumée des incendies.
Il y a là aussi des fonctionnaires qui rejoignent leur bureau comme si de rien n'était, et des jeunes en survêtement aux visages peu amènes : les fameuxtitouchkis, ces voyous que le pouvoir rétribue pour accomplir certaines basses besognes et harceler les manifestants.
Ceux postés sur un talus qui domine le quartier n'ont guère envie. Malgré leurs passe-montagnes et l'assurance de l'anonymat, ils refusent : « Personne ne vous parlera ici ! », « Nous faisons tout pour éviter les victimes et c'est tout juste si on ne nous traite pas de cannibales ! » explique finalement l'un des hommes qui accepteront de s'exprimer. Ils sont trois, serrés autour d'un brasero, aussi vulnérables face au froid glacial que « ceux d'en face ».
« L'un des nôtres est mort [d'une crise cardiaque après être resté dans le froid], 300 autres sont à l'hôpital, soignés pour des brûlures, des traumatismes, des plaies. Et comment on est censés prendre ça ? » Ça, c'est la banderole que les manifestants ont déployée sur la première barricade et que l'on aperçoit de ce côté-ci : « Souviens-toi que quelqu'un t'attend à la maison ».
« Nous avons peur pour nos familles, reprend un autre, qui ne dira pas plus son nom ni n'ôtera sa cagoule. Certaines ont été placées sous protection. » Les groupes de l'opposition, y compris les plus radicaux, qui subissent une répression aveugle et dont certains ont vu les adresses de leurs familles diffusées sur Internet, ont pourtant publié un communiqué assurant qu'ils ne s'en prenaient en aucun cas aux femmes et aux enfants.
Qu'en est-il des abus qu'ils sont accusés d'avoir commis ? « Regardez, je vais vous montrer la cartouche la plus humaine qui soit », dit l'un d'eux, montrant une cartouche de chevrotine dont il extrait, d'un coup de tenailles, de petites billes de caoutchouc. « Nous ne tirons que dans les jambes », ajoute-t-il.
Des manifestants ont pourtant reçu de graves blessures au visage. L'homme hausse les épaules, fataliste : « Même avec un doigt, je peux vous arracher un œil ! » Et tant pis pour les nombreux indices montrant que la force a été employée dans une proportion bien plus grande : témoignages de médecins, de manifestants, vidéos diffusées sur Internet, balles ou grenades « améliorées » non explosées récupérées sur place…
Comprennent-ils les motivations de ceux qui les ont affrontés et le referont probablement ? « Ces barricades sont un cirque. Toute cette situation a été provoquée. » Par qui ? « Ces hommes n'ont pas à répondre aux questions d'ordrepolitique », intervient l'attachée de presse du ministère de l'intérieur… « Dans aucune ville d'Europe, le pouvoir n'aurait toléré ça, reprend un autre. Qu'est-ce que vous faites, vous, avec vos émeutiers arabes ? »

Source: Le Monde

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