Il est le grand absent mais sa présence partout se fait sentir. Il est en retrait mais c'est son nom qui est sur toutes les lèvres. Et c'est sur lui, en exil à Dubaï, que se focalisent toutes les haines des manifestants anti-gouvernementaux. Alors que les Thaïlandais votent, dimanche 2 février, lors d'élections législatives à haut risque, boycottées par le plus grand parti d'opposition, l'ancien premier ministre Thaksin Shinawatra continue à susciter adulation et détestation.
Les foules d'habitants de Bangkok, à l'appel des chefs d'un mouvement d'opposition qui s'efforce de faire chuter l'actuel gouvernement depuis plus de deux mois, sont une fois de plus descendues dans la rue ce dimanche pourempêcher les opérations de vote et, à terme, déligitimer la première ministre Yingluck Shinawatra qui s'accroche au pouvoir.
Mais à travers Yingluck, 46 ans, élue en 2011, c'est bien Thaksin, le frère aîné, 64 ans, qui est visé. Au pouvoir entre 2001 et 2006, date à laquelle il fut renversé par un coup d'Etat militaire, cet ancien policier qui fit fortune dans les télécoms continue de faire office de bouc émissaire.
Thaksin, dont le règne fut marqué par la corruption, n'a certes pas inventé la « mauvaise gouvernance » que les manifestants reprochent également au gouvernement de sa soeur. Le chef de file de la fronde, Suthep Thaugsuban, un ancien vice-premier ministre, traîne lui aussi quelques casseroles. Mais ce que les opposants de l'ex-chef de gouvernement désignent comme le « système Thaksin » cristallise désormais les réactions de rejet de la politique et de la démocratie, telle qu'elle a été mise en place dans ce pays aux strates multiples de pouvoir(armée, palais royal, gouvernement).
Quand il était aux affaires, Thaksin fut un singulier personnage. Capitaliste déterminé à élever le niveau de vie des paysans en mettant sur pied des programmes de subventions et de protections sociales inédits, ses adversaires lui reprochent d'avoir été aussi populiste que populaire. Surtout dans les régions du nord et du nord-est où il est encore vénéré.
Nouveau riche partisan de la mondialisation, il devint l'adversaire des vieilles familles et des groupes économiques traditionnels. Pour eux, son comportement symbolisa tout ce qu'il y avait de plus indécent dans une société et unestablishement pétris de valeurs conservatrices. Tout juste si l'on ne l'accusa pas de vouloir détrôner le roi, lui qui se permettait presque, dixit ses ennemis, de jouerles petits monarques face à la figure très vénérée du souverain Bhumibol Adulyadej, malade et très âgé.
Thaksin voulut ainsi mettre en place un système au sein duquel cet affairiste-politicien, dont la vision du monde n'était pas celle d'un grand démocrate, aurait pesé sur tous les leviers. « Le leadership populiste de Thaksin représenta un défi pour la monarchie », remarquent Pasuk Phongpaichit et Chris Baker dans un article sur le populisme de Thaksin. « Il promettait, continuent-ils, de remplacerune démocratie sous influence par une sorte de régime à parti unique ».
Ce mélange de populisme et d'autoritarisme qui caractérisa l'ère Thaksin.
L'attitude des classes moyennes et supérieures de Bangkok à l'égard des partisans de Thaksin, souvent originaires du monde rural, est souvent teintée de paternalisme. Et si elles rejettent l'homme, en fuite depuis 2008 pour échapper à des accusations de corruption et d'abus de pouvoir, c'est aussi parce qu'elles remettent en question un modèle démocratique thaï qui ne peut, selon eux,amener au pouvoir des « gens bien ». La démocratie conduirait ainsi à la « tyrannie de la majorité ».
Quelle que soit la légitimité des critiques envers l'actuel gouvernement, censéavoir perpétué le système Thaksin, la mémoire des turpitudes de l'ancien premier ministre reste vive. Comme l'écrivait en 2005 Nicolas Revise dans une étude duCentre d'études et de recherches internationales (CERI), « Thaksin a imposé unstyle brutal, autoritaire, mû par une ambition unique : s'emparer de l'Etat pourassurer une croissance économique favorable aux milieux d'affaires et au marché domestique. »
Plus de sept ans après son renversement par les militaires, et parce qu'il a réussi à se réincarner dans un autre avatar en instrumentalisant sa soeur, l'ombre portée de Thaksin Shinawatra et sa personnalité controversée continuent d'obscurcir les chances de réconciliation d'une nation plus divisée que jamais. Et les élections de dimanche risquent de confirmer ces clivages, porteurs de violences.
Source: Le Monde Lecture Zen